Analyse
129. Aurillac

Cette vue ne laisse pas deviner qu’Aurillac, la localité représentée, est une ville-préfecture de 9 190 habitants au recensement de 1821. Si la taille imposante des bâtiment situés en limite des premiers champs, face au dessinateur, n’instillait pas le doute, on pourrait croire qu’il y a là un village montagnard groupé autour de son clocher, tant l’espace urbanisé paraît restreint, et tant le cadre naturel de la vallée en impose.

Au pied des volcans

Delécluze s’est opportunément positionné dans l’axe de la vallée, à la périphérie méridionale de la ville, alors même que cette dernière s’est déployée du nord-est au sud-ouest, limitée dans son développement en largeur par les pentes très vite marquées de l’ubac et de l’adret. De la sorte, l’espace visible de la ville est réduit au minimum. C’est la vue suivante ( planche n°60), qui a pour fonction de détailler l’espace urbain. Ici, comme le suggère bien la notice, il s’agit de mettre en scène, une fois de plus, le volcan cantalien. Le point d’observation du dessinateur se situe vers l’actuelle rue Laparra-de-Fieux, légèrement en hauteur, ce qui lui permet de bénéficier d’une vue quelque peu plongeante sur la ville et d’un accès dégagé à l’horizon montagneux, qu’il décrit soigneusement :

« On doit se souvenir que du Col de Cabre, la première montagne à droite, commence la vallée de St Simon où coule la Jordanne : on en trouve ici l’Embouchure, comprise entre le Rampant de la colline dans l’ombre et sa paroi opposée qui est éclairée. Ici la Jordanne partant du col de Cabre vient sur nous. La montagne placée au milieu du petit pavillon est le Puy Mary. Le pic à sa gauche est Vialan [= Violent] et le troisième Gavaroche [Chavaroche]. »

La comparaison du profil des montagnes qu’il dessine à celui d’un assemblage de photographies prises du même endroit montre que Delécluze est particulièrement fidèle au profil d’ensemble. Néanmoins, s'il n’étire pas spécifiquement les sommets, mais l'ensemble du paysage dans le sens de la hauteur, il en résulte un effet « grossissant » rendant le cœur de massif plus imposant que sur la photographie d’ensemble. En revanche, dans son identification énumérative, il se trompe, le puy Violent ne pouvant être, selon cette perspective, entre le puy Mary et le Chavaroche, mais plus à gauche que ce dernier.

La représentation des éléments bâtis apparaît également fidèle à la réalité. En front d’urbanisation, trois zones peuvent être distinguées, dont la représentation peut être confrontée au plan cadastral.

     

URBANISME

Au centre, deux zones densément bâties

Tout à droite, le groupe de petites maisons basses correspond au vieux faubourg artisan des tanneurs, développé à partir du xviie siècle ; derrière elles coulent un canal actionnant les roues hydrauliques et la rivière Jordanne (là où se trouve la haie d’arbres : c’est le sujet de la vue suivante, n°60).

Vient ensuite, plus à gauche, un groupe de bâtiments imposants correspondant à la zone des couvents, dont l’urbanisation commencée au xiiie siècle (carmes au centre ; cordeliers autour du clocher), avait connu une nouvelle poussée au xviie (visitandines ; clarisses). Le bâtiment imposant occupant la partie droite de ce groupe, avec ses trois niveaux, ses grandes ouvertures en arcades au rez-de-chaussée et son aile en retour (le bâtiment de faible largueur, à gauche, qui semble un peu détaché du reste) est très conforme à ce qu’il est encore aujourd’hui : il appartenait originellement au couvent des visitandines, devenu alors haras (parcelle cadastrale I 510). Rien ne suggère ici son ancien statut religieux.

Le bâtiment qui lui fait suite serait l’extrémité de la bâtisse qui prolongeait la ligne de maison accolées à l’église des carmes détruite à la Révolution ; déjà visible sur un plan de 1734, il a subsisté jusqu’au xxe siècle (parcelle I 479). La petite construction en arrière dont on voit le mur-pignon, et le bâtiment plus haut à laquelle elle est accolée, pourraient être deux des bâtiments des haras en bordure de la rue des Carmes (parcelle I 511).

La grande construction large à deux niveaux qui fait suite est vraisemblablement l’une des annexes du couvent des carmes, située approximativement à l’avant de la cour de l’actuel collège Jules-Ferry, construite dans la deuxième moitié du xviiie siècle et dans laquelle ont pu, primitivement, s’installer les sœurs clarisses qui ont racheté progressivement une partie de l’enclos des carmes entre 1802 et 1829. Ce bâtiment figure encore sur le plan cadastral de 1812, avec la petite aile en retour visible sur le dessin (parcelle I 475). Les sœurs, qui n’obtiendront leur reconnaissance officielle qu’en 1827, n’ont visiblement pas encore entrepris de construire leur propre chapelle.

La construction plus modeste et plus à gauche encore, qui précède la rangée d’arbres, peut correspondre pour sa part au bâtiment cadastré I 472, autre dépendance, jadis, du couvent des carmes. Derrière ces deux édifices, un autre, allongé, se trouve en bordure de l’actuelle rue Guy-de-Veyre : mentionné sur le cadastre de 1812 (I 467), il est actuellement au n°20 et comporte (du côté non visible) des ouvertures à arcades proches de celles des années 1800-1810 que l’on observe ailleurs dans Aurillac (avenue Gambetta, mairie, préfecture).

Le clocher que Delécluze prend le soin de signaler dans sa notice renvoie également au groupe conventuel, puisqu’il s’agit de celui de l’église paroissiale Notre-Dame-aux-Neiges (depuis 1803), qui n’est autre que l’ancienne chapelle des cordeliers. Il fait alors office d’unique clocher paroissial, l’ancienne abbatiale, Saint-Géraud, où siège l’autre nouvelle paroisse, en étant dépourvue depuis la Révolution : ici, celui du xviie avait subsisté… avant d’être détruit par la foudre en 1848.

DEMEURES SINGULIERES

La périphérie champêtre de la ville

La troisième zone, occupant le premier plan du dessin et la partie gauche du second, montre une emprise beaucoup plus sporadique de la ville. Un espace champêtre est traversé par une longue voie quasiment rectiligne, la nouvelle route de Tulle, tracée par les Ponts-et-Chaussées à la fin des années 1780. Celle-ci est alors quasiment dépourvue de constructions, comme le confirme le plan cadastral de 1812, si ce n’est le bâtiment cadastré G 83. C’est avec celui-ci que Delécluze accroche le regard dans le premier plan : il est bien reconnaissable, avec son petit appentis, conforme au plan général. Il correspond aux actuels numéros 27 (maison) et 29 (annexe) de l’avenue du Quatre-septembre : aujourd’hui encore, la maison, parallélépipédique, dispose de trois niveaux et elle est couverte d’un toit en croupe avec deux hautes cheminées. L’annexe plus basse occupe actuellement toute la profondeur de la maison, mais cela ne signifie pas forcément que Delécluze a pris ici des libertés avec la réalité des choses, tant il est habituellement scrupuleux dans son observation du bâti. L’ensemble a fort bien pu être remanié, comme la maison, d’ailleurs. L’annexe initiale devait davantage ressembler aux maisons mitoyennes (n°30), moins profondes et d’aspect plus fruste. Les haies ou le chemin que Delécluze suggère autour de la maison reprennent, d’ailleurs, les limites de parcelles cadastrales : détail qui plaide une fois de plus pour ne guère postuler d’initiatives imaginatives de sa part.


(La maison Delort et son annexe : vue actuelle, depuis l'avenue du Quatre-septembre)

Cette maison isolée appartenait à l’époque à Pierre Delort, marchand de vin, propriétaire par ailleurs de prés contigus à son domicile, sur la droite du dessin : un peu plus de 9 ha en tout. Considérant qu’il possédait par ailleurs de bâtiments en bordure du foirail, il faut interpréter sans doute cette démarche d’acquisition ou de construction d’une maison isolée de la ville comme la quête d’une forme de distinction sociale, à l’image d’une réussite économique. L’effet de mitage insolite d’un espace champêtre par une demeure cossue, que reproduit Delécluze (et qui a donc capté son attention), semble bien abonder en ce sens.

D’autre part, Delécluze, après l’avoir dessiné, signale, pour une fois, dans sa notice, un château : « A gauche sur la colline est le château de St Etienne, appartenant à Mme de Fontanges. » Il ne dit rien du lien de l’édifice avec celui qui est considéré comme le fondateur de la ville, le « bon comte » Géraud. C’est davantage par une illustration sociale, voire sociable, contemporaine, que son attention est ici retenue. Est-ce la notoriété d’un patronyme associé à une favorite de Louis XIV qui pousse Delécluze, de façon très exceptionnelle, à citer la propriétaire d’une bâtisse, et qui a conduit précédemment quelque guide ou quelque habitant à la lui mentionner ?

Marie Françoise de Bamol, veuve d’un marquis de Fontanges, qui avait acquis l’ensemble castral en 1791 quand il avait été vendu comme bien national, n’est pourtant plus propriétaire, en 1821, que du château haut, qu’elle allait revendre en 1827, s’étant déjà séparée du château bas en 1804. Les deux parties du château apparaissent en tous les cas conformes, sur le dessin, à d’autres représentations antérieures à son incendie en 1868, comme sur le pastel de Tahan vers 1812, sur la lithographie tirée d’un dessin de Ph. Benoist pour L’Ancienne Auvergne et le Velay, sur un pastel de Lagrillière ou, sous un autre angle, sur une œuvre d’Henri de Lalaubie : le château haut comporte, accolés à sa tour médiévale, au sud-ouest une bâtisse avec toit à pente unique, et à l’est le corps de logis du xviie flanqué de deux tourelles-échauguettes ; du château bas, une seule des deux tours rondes est visible, en raison de la perspective.

Un axe d’observation singulier

Les vues générales de la ville d’Aurillac depuis le sud ont longtemps été rares, et il s’agit de la plus ancienne connue prise sous cet angle. C’est l’engagement d’une dynamique d’urbanisation dans cette direction, entre l’axe de la route de Tulle et celui de la rue des Carmes, qui a semble-t-il activé plus tard – essentiellement à partir du milieu du siècle – ce nouveau regard. Clerget, en 1854, se tient plus bas et davantage sur la gauche, centrant son attention sur la route de Tulle. Lagrillière, en 1872, a livré, plus ou moins depuis le même site que Delécluze, un pastel au cadrage légèrement plus large, pour intégrer le viaduc ferroviaire et la gare inaugurés en 1866 : on y retrouve la maison Delort, les bâtiments de la zone conventuelle sont de plus en plus cachés par le mitage en cours des prés qui les séparent de l’artiste, et les montagnes à l’horizon sont très estompées, faisant d’autant plus ressortir, par contraste, la singularité du regard de Delécluze, pour qui le sujet important se trouvait semble-t-il davantage à l’arrière-plan que dans les plans intermédiaires. Les autres artistes montrent la ville qui s’étend, lui avait représenté un massif montagneux accueillant une petite cité à ses pieds.

- Vincent Flauraud, Aurillac de A à Z, Joué-les-Tours, Alan Sutton, 2010.
 
- Vincent Flauraud et Claude Grimmer, Aurillac : l’enclos des Carmes, des couvents aux collèges, Aurillac, ADHRA, 2005.
 
- Vincent Flauraud et Claude Grimmer, Aurillac : le quartier de l’ancien hospice, Aurillac, ADHRA, 2007.
 
- André Muzac, « Visages d’Aurillac dans le passé. Iconographie d’Aurillac », Revue de la Haute-Auvergne, t. 43, janvier-juin 1973, p. 425-475
 
- AD Cantal, 3 NUM 1105/18 (plan cadastral d’Aurillac, section G2) et 3 P 470/1 (matrices cadastrales d’Aurillac).