Analyse
105. Chaudesaigues. Village. Source d'eau chaude

Dans une petite ville (2 187 hab. en 1821) dont le virage thermal est encore balbutiant, ce que vient voir le voyageur, c’est d’abord le phénomène naturel : ses eaux chaudes minérales. Le regard de J.-B. Bouillet, en 1834, est sans doute significatif du type de curiosité que pouvait développer un voyageur de l’époque face à ce phénomène. Il est sans doute significatif que Delécluze ait choisi de mettre en avant la fontaine du Par. C’est à la fois la source la plus abondante et la plus chaude, les mesures de température de l’époque oscillant entre 63 et 88°C.

La source : un espace féminin

Les usages insolites qu’elle permet captivent l’attention. « Les gens peu aisés, écrit Bouillet, se servent de cette eau pour faire leur pain et pour faire leur soupe ; ils coupent le pain dans une écuelle, y mettent du beurre, du sel, du poivre, un ail ou un ognon, la remplissent d'eau, et préparent ainsi, en un clin d'œil, un potage qui n'a rien de désagréable au goût. J'ai mangé des œufs à la coque, cuits au moyen d'un bien simple procédé ; il suffit de trois immersions instantanées. À la troisième, on laisse les œufs séjourner pendant quelques minutes dans l'eau. Si on voulait avoir des œufs parfaitement durcis, il suffirait de les plonger pendant vingt minutes à la source. Le hasard m'a fait arriver à Chaudes-Aigues un jour très convenable : c'était un samedi ; j'ai vu à la source beaucoup de femmes occupées à nettoyer et à épiler des têtes de veaux et de moutons, des cochons de lait, des pieds de divers animaux. »

Il est fort peu aisé d’établir ce que les deux femmes en sabots présentes sur le dessin font exactement avec leurs seaux en bois, de même que celles qui sont assises, mais leur présence concorde bien avec ce témoignage à peine postérieur, qui souligne combien la source du Par cumulait les caractéristiques d’un espace socialement féminin : à la fois fontaine et, de fait, fourneau. Le seul homme présent sur le dessin se tient, lui, à distance, dans l’encadrement de la porte de la maison à l’arrière-plan, se croisant les bras. Les porcs en liberté pourraient également renvoyer à ceux qui, une fois dépecés, se trouvaient ici nettoyés.

Chauffage et potentiel thermal

Bouillet (1834), comme beaucoup d’autres, était intrigué par le système de chauffage des maisons par le sol à partir de cette fontaine, plus strictement réglementé depuis 1816 : « L'eau de cette source du Par tombe dans un bassin en pierre, et va, en été, directement au ruisseau ; en hiver (du 1er novembre à la fin d'avril), elle est reçue dans un réservoir, d'où elle est distribuée, au moyen de tuyaux de bois, sous le sol des maisons, où sont pratiqués, de distance en distance, de petits bassins qui en ralentissent le cours, et font jouir ces maisons de la température que l'on y recherche. » Le dessin de Delécluze montre au moins une dalle devant la fontaine, occultant vraisemblablement un regard de contrôle contribuant à la dévolution aval des eaux.

Bouillet mettait également en avant comme « propriété remarquable » de ces eaux leur propriété de blanchissement des laines, cardées et filées sur place avant d’être exportées. Il pestait en revanche contre « les habitans [qui bornaient] l'emploi de leurs eaux à de simples usages économiques, [au lieu d’]élev[er…] quelques établissemens [thermaux] appropriés ». Honnête, il signalait toutefois l’aménagement, mais en 1828 seulement, de « bains et douches » et d’une étuve par l’hôtelier Felgère ainsi que le projet alors confié à l’architecte Ledru : « Il n'y a peut-être qu'à le vouloir, pour que Chaudes-Aigues, aujourd'hui si négligé, devienne un jour le Carlsbad de la France. »

Une fontaine-symbole

Le dessin de Delécluze, si on le compare à d’anciennes cartes postales (par exemple, à la n°874 de la série « Cantal pittoresque ») s’est montré particulièrement soucieux d’exactitude dans la représentation du bâti environnant : l’escalier à gauche de la fontaine (avec toutefois cinq marches contre six) ; à l’arrière-plan, de gauche à droite, un mur, puis la maison (musée Geothermia actuel) avec toit à une pente, cheminée à gauche, lucarne sur l’avant, deux fenestrons en façade au troisième niveau, deux fenêtres au premier, trois ouvertures au rez-de-chaussée (mais avec une porte centrale, alors que sur le dessin elle est à droite : a-t-elle été déplacée entre-temps, ou est-ce une licence de l’auteur, pour placer là l’homme oisif ?). Puis une maison à droite dont le pignon dépasse, dotée d’une ouverture au rez-de-chaussée (mais la petite fenêtre de l’étage ne se retrouve pas aujourd’hui à cet emplacement).

Cette vue, inédite à l’époque, n’a pu servir de modèle neuf ans plus tard à Charles-Marie Bouton, auteur du dessin pour une lithographie illustrant les Voyages dans l’ancienne France de Taylor et Nodier, et pourtant le cadrage est quasiment identique, juste un peu plus large chez Bouton, ce qui prouve bien que cette fontaine à elle seule avait déjà acquis la capacité à évoquer par métonymie l’ensemble des particularités naturelles de cette localité aux eaux chaudes. On y retrouve aussi la concentration féminine – mais avec enfants, et des baquets plus que des seaux –, la séparation des sexes – un seul homme est là, qui regarde, depuis la rue haute, les mains dans les poches. Mais Bouton réussit mieux, sans doute, à rendre la particularité de la fontaine, en noyant dans un épais brouillard, exagéré, tout l’arrière-plan. Pour obtenir un effet suggestif similaire, nombre d’éditeurs de cartes postales du xxe siècle ont, pour leur part, choisi de privilégier des plans serrés sur la source-fontaine, qui permettent de saisir la vapeur.

Delécluze a représenté ici la source public du Par. Elle émerge actuellement avec une température « officielle » de 82°C (en réalité de 80,5 °C au niveau de la fontaine, selon Goër et al, 1991). L’artiste cite 57 à 64 degrés Réaumur (et non Reanmo) soit 71 à 80 °C. Comme le souligne Delécluze, cette eau chaude sert depuis longtemps aussi bien à un usage thermal que pour les activités domestiques et le chauffage des maisons. L’habitation à l’arrière plan a été aujourd’hui transformée en un petit musée « Geothermia » expliquant ces usages.

L’eau, outre sa chaleur, se caractérise par une forte charge en sels minéraux (1 g/l) et en gaz carbonique. Cette teneur élevée en sel explique les encroûtements qui obturent rapidement les tuyauteries et exigent un entretien régulier. Eau de pluie à l’origine, les sels, sa température et le gaz carbonique, ont été acquis lors d’un trajet profond dans le massif granitique de la Margeride (cf schéma).

Schéma de circulation des eaux thermo-minérales de Chaudes-Aigues.

Delécluze s'attarde ici sur les usages de la principale source de Chaudesaigues, nommée le Par, située dans la partie haute de la ville, et dont la température officielle atteint 82°. Fréquentées depuis la période médiévale, ces eaux thermales ont ensuite été plutôt délaissées du XVIIe siècle à la Révolution française (Estève,1994, p. 190), la route de Saint-Flour à Chaudesaigues étant alors réputée dangereuse, même si les locaux ont continué à les utiliser. Legrand d’Aussy note d'ailleurs un usage thérapeutique particulier : « Les habitants et ceux d’alentour n’en usent, comme remède, qu’une fois l’année : la veille de la Saint-Jean. Ce jour-là, il y a en France quantité incroyable de superstitions diverses qui ont lieu. Celle de Chaudesaigues consiste à venir boire des eaux minérales, mais l’usage est d’en boire tant qu’il est possible d’en avaler. Souvent, cette torture est telle que plusieurs buveurs périssent » (Legrand d’Aussy, cité par Lauras-Pourrat, 1989, p.243).

Comme le note Delécluze dans son carnet, les habitants utilisaient l'eau chaude du Par de façon quotidienne pour « toutes les nécessités domestiques », ainsi que l'explique également Henry Doniol dans l'ouvrage d'Adophe Michel : « La source du Par, par exemple, alimente une fontaine où les femmes de la ville viennent continuellement puiser l'eau qui sert à toutes sortes d'usages : on l'utilise pour le pain, on y trempe la soupe, on y fait cuire les œufs. Les bouchers vont y épiler leurs cochons, y nettoyer les pieds et les têtes de veau. La propriété que possède cette eau, de bien dissoudre le savon et d'enlever aux laines leur suint, alimente, en outre, un commerce d'une assez grande extension. En hiver, c'est avec les sources qu'on chauffe les habitations. » (Michel, 1845-1847, p. 244).

Etienne-Jean Delécluze ne signale pas d'usage thérapeutique. Pourtant, quelques centaines de baigneurs, essentiellement issus du Cantal, venaient chaque année à Chaudesaigues (dont des indigents) car la bourgade disposait bien des bains rudimentaires, même s'il ne s'agissait pas d'un véritable établissement thermal comme le souligne le préfet dans son rapport de 1821 :

« Ces eaux ont des qualités précieuses que les anciens connaissaient. Mais tout est à créer, on n’a rien fait encore pour faciliter aux malades l’usage des eaux ; les bains actuels ne sont autre qu’une piscine où les sexes et les maladies sont confondus et tandis que partout ailleurs on ajoute à l’utilité l’agrément des commodités les plus minutieuses ».

Signe d’un regain d’intérêt pour le thermalisme et de l'essor de l’hydrologie, durant toute la première moitié du XIXe siècle, les recherches et écrits sur les eaux de Chaudesaigues avaient commencé à se multiplier. C'est en 1833 que le conseil municipal en appelle à la création d’un établissement thermal, mais les projets architecturaux coûteux qui sont présentés tentent peu les spéculateurs qui préfèrent s’intéresser à des sites plus prometteurs (comme par exemple le Mont-Dore, notice 91) d'autant que l’isolement du village, loin des grandes voies de communication, jour à la défaveur du site ( Estève,1994, p. 189-194). Au milieu du siècle encore, Henry Doniol évoque le potentiel thermal de Chaudesaigues et les projets d'établissements thermaux non encore réalisés :

« Chaudesaigues, situé au milieu d'une contrée inculte, renferme environ trois cent cinquante maisons et pourrait recevoir plus de cinq cents étrangers. Le mouvement annuel des malades est déjà considérable et augmente d'année en année. Les Auvergnats ambitieux rêvent, pour cette ville, des destinées brillantes ; on parle, en effet, d'un vaste établissements de bains qui ferait, ce ce pays, le Carlsbad de la France » (Michel, 1845-847, p. 244)

Les établissements privés existants au XIXe siècle se révèlent insuffisants. L'établissement Felgères, construit sous le Ier Empire et doté d'une piscine, de quelques baignoires, d'une étuve et d'un hôtel, cesse de fonctionner en 1845. L'établissement Clavières, pourvu de huit cabines de bain, de quatre étuves et d'un hôtel, et l'établissement Verdier, composé de quatre cabines de bain et de deux étuves, ferment en 1899. Il ne reste alors que l'établissement Moulin du Ban. L'activité thermale de Chaudesaigues ne se développe réellement qu'au XXe siècle selon l'Inventaire du patrimoine thermal.

- GOËR DE HERVE A., DE, BURG J.-P., COUTURIÉ J.-P., DELPUECH A., DUTHOU J.-L., ETIENNE R., MERCIER-BATARD F., PERICHAUD J. J., PIN C., TORT M. & TURLAND M. (1991). Notice explicative, carte géologique de la France (1.50000), feuille CHAUDES-AIGUES (813)
 
- Estève, C., 1994. « Chaudes-Aigues et ses eaux au XIXe siècle », in Congrès national des sociétés savantes, Villes d’eaux : histoire du thermalisme, Paris, éditions du CTHS.
 
- Lauras-Pourrat, A., 1989. Guide de l’Auvergne mystérieuse, Paris, éditions du Tchou.
 
- Michel, A., 1845-1847 L'ancienne Auvergne et le Velay. Histoire, archéologie, mœurs, topographie, tome III, Moulins, P-A Desrosiers.
 
- Jean-Baptiste Bouillet, Description historique et scientifique de la Haute-Auvergne, Paris, Baillière, 1834.
 
- Pierre Chassang, Chaudes-Aigues. Une description, une histoire, Aurillac, Gerbert, 1982.
 
- Nicole Vatin-Pérignon, « Les sources minérales de Chaudes-Aigues », Revue de la Haute-Auvergne, t. 70, avril-juin 2008, p. 215-220.
 
- Chaudesaigues – Inventaire du patrimoine thermal – Route des villes d'eaux du Massif Central www.villesdeaux.com/download/inventaire/patrimoine-chaudes-aigues.pdf
 
- Marguerite Salles, « Le modèle thermal et touristique de Chaudes-Aigues, 1834-1935 », Revue de la Haute-Auvergne, t. 70, avril-juin 2008, p. 221-242.