Analyse
123. Pas de la Cère

Delécluze réalise ici son dessin depuis la route, située à l’époque légèrement en contrebas du tracé actuel. Il se tient donc à distance de son sujet, le « pas de la Cère », auquel il limite son titre, lui consacrant également l’essentiel de sa notice : « Escarpement de 400 pieds de haut formé par les eaux de la Cère. Ces Roches sont des laves. […] Il est difficile de voir une plus belle végétation que celle qui couvre ces horribles Rochers. »


(Vue à droite du dessinateur Vieille route au droit de Trémoulet)


(Vue à gauche du dessinateur Vieille route au droit de Trémoulet)


(Vue dans le dos du dessinateur)

Comme dans toutes les hautes vallées du massif du Cantal, l’érosion dégage les épaisses couches de brèches d’avalanches qui se sont formées par effondrements successifs du cœur du volcan, il y a environ 7 millions d’années. Ces roches très hétérogènes sont généralement résistantes à l’érosion et forment des falaises et des seuils comme le « Pas de Cère ». Delécluze a parfaitement saisi le pittoresque des lieux, aujourd’hui transformés en attraction touristique, même si son enthousiasme lui fait attribuer « 400 pieds » (130 m) de hauteur aux escarpements alors qu’ils atteignent à peine 50 m. Comme il le note déjà avec admiration, la végétation foisonnante du petit relief isolé rive droite de la Cère est toujours remarquable.

La finesse du dessin ne permet aucune identification d’espèces ligneuses ou de genres botaniques représentés sur l’image. Cependant, quelques groupements sont identifiables et quelques indices peuvent être proposés. L’auteur a représenté des associations végétales typiques des forêts d’altitudes moyennes en climat tempéré. La totalité des arbres représente des feuillus, les conifères semblaient absents lors du passage de Délècluze. Il s’agit donc d’une forêt tempérée caduque. Les arbres sont probablement et en majorité des hêtres (Fagus sylvatica) habituellement bien représentés entre 700 et 1000 m. On distingue un couvert forestier important au pied et sur le flanc gauche de l’escarpement : nous pouvons y voir une hêtraie « sombre » dont la lisière et les espaces ouvert qui la précèdent sont piquetés d’espèces héliophiles, probablement des sorbiers, aulnes, alisiers et frênes que nous retrouvons encore aujourd’hui.

La coulée sciée par la rivière : « On croirait l’œuvre des géants »

Cette curiosité naturelle fascine communément les voyageurs de la fin du xviiie siècle et du début du xixe et elle leur est forcément signalée. Legrand d’Aussy (1794), voyageur en 1788, décrit longuement le phénomène d’érosion qu’il postule ici :

« [La] rivière dans son cours, passait sur un rameau de montagne volcanisée. A mesure qu'elle a creusé son lit, elle a été en même temps obligée de ronger et d'abaisser la coulée de lave, qui sans cela lui eût fait digue. Celle-ci, par l'effet continu du courant, a été séparée en deux parties, dans une largeur d'environ huit toises. Mais les eaux, tant par leur action particulière que par celle des cailloux et des graviers qu'elles charrient, minant toujours le roc par le bas, et dans toute sa largeur, elles l'ont, pour ainsi dire scié perpendiculairement de chaque côté et en ont fait comme deux murs parallèles, entre lesquels elles coulent encaissées. L'escarpement de la roche a environ 400 pieds de haut. On ne peut douter que chaque année, il ne doive s'accroître et que dans quelques siècles, quand la Cère aura creusé davantage, il ne soit bien plus profond encore. S'il était des pyrrhoniens, assez ignorants pour révoquer en doute les révolutions continuelles de la. nature, et pour prétendre que le monde a toujours été ce qu'il est, ce serait spécialement ici qu'il faudrait les envoyer. »

Bouillé (1834) dit pour sa part qu’« on croirait [voir là] l'œuvre des géans », et cite la dernière remarque de Legrand, prouvant que le texte de ce dernier circule chez les voyageurs de l’époque et peut influencer leur regard et leur attention. Pour un passionné de géologie comme Delécluze, voir ce site pouvait ainsi dépasser largement l’attention esthétique, et renvoyer à la compréhension des dynamiques de constitution du relief. Mais dans la vingtaine d’années qui a suivi, l’intérêt pour le pittoresque paysager pourrait bien être passé au premier plan : « Les gouffres de la rivière et les rochers, amoncelés fantastiquement sur son cours, en cet endroit, forment une des curiosités du pays », lit-on en effet dans le Dictionnaire statistique… du Cantal (1852-56).

Ce dessin tranche avec la plupart des vues de ce site produites ultérieurement, dont les auteurs se positionnent en général au fond de la tranchée ménagée par la Cère, entre les deux falaises, jouant de l’effet de contre-plongée : lithographies, affiches touristiques, photographies, cartes postales dites « anciennes » ou « modernes »… Une seule carte postale, parmi celles qui ont été repérées, reprend peu ou prou le cadrage de Delécluze (éd. L. Roux : « Le Pas de la Cère et le château de Trémoulet ») Toutefois, ces vues datent pour la plupart d’un temps où l’aménagement à finalité touristique d’un accès à la base du pas de la Cère – avec force passerelles, même – permettait de le gagner désormais facilement. Delécluze, pour sa part, a dû se trouver encore face à une situation similaire à celle rencontrée par Legrand d’Aussy en 1788, le contraignant à une observation à distance : « Au tems des basses eaux, on peut descendre dans le Pas de la Cère. Mais, pour y parvenir il faut un guide, et, comme il est douteux que dans le pays beaucoup de personnes aient aimé assez les beautés de la nature pour oser se hasarder à travers tous ces précipices, je doute que les guides soient communs. »

« Une ferme assez considérable »

Il peut paraître étonnant que Delécluze cite explicitement dans sa notice le nom de la ferme-manoir qui lui fait face, ce qu’il ne fait habituellement pas : « Sur la partie opposée à celle où se trouve le spectateur, on voit une ferme assez considérable qui porte le nom de Tremoulet. » La ferme de Besserette, qu’il a dessinée près de Saint-Flour, était bien désignée sur la carte de Cassini, et pourtant il ne l’a pas nommée. Celle de Trémoulet n’y figure pas, et pourtant il est en mesure de la désigner. Le récit de Bouillet révèle en fait qu’elle pouvait jouir à l’époque d’une petite notoriété : « C'est […] tout près de la belle maison de campagne de Trémoulet, où est venu s'éteindre le dernier membre de l'ancienne famille des Denevers, qu'existe le Pas de la Cère. » Dans les années 1850, il semble être un des sites habituels de contemplation paysagère, conseillé aux visiteurs : « Le rocher qui sert de plate-forme au château présente un admirable point de vue sur le bassin de Vic. » (Dictionnaire statistique). L’intérêt de Delécluze pour le signalement de la ferme-manoir de Trémoulet a donc de grandes chances de découler pour partie de l’inclusion de cette dernière dans une tradition orale récupérant le souvenir de personnages célèbres pour capter un peu de leur aura au bénéfice de la région et pour partie de la réputation de son site comme destination d’excursions. Ces deux phénomènes doivent concourir de façon complémentaire à sa notoriété locale. La représentation de la ferme-manoir paraît conforme au plan cadastral de 1811. Elle montre un corps central jouxté d’une tour carrée côté rivière et une grange-étable à distance, ici sur la gauche. N’y figure pas le pigeonnier construit en 1833, visible en revanche sur la lithographie de Hostein publiée dans L’Ancienne Auvergne et le Velay en 1847.

  
(Chateau de Trémoulet)

Le dessin de Delécuze enregistre le contraste entre d’une part le fond de la vallée et les hauteurs, couverts de prairies, et d’autre part les flancs rocheux très boisés. Henri de Lalaubie, dans le Dictionnaire statistique (1852), loue, face à Trémoulet, « toute la fantaisie naturelle d’un jardin anglais », traduisant ainsi l’impression d’espace domestiqué produite par le fond verdoyant de la vallée glaciaire. Bouillet semble quant à lui avoir été marqué pareillement à Delécluze, par la densité de boisement au droit du Pas de la Cère : « La montagne qu'elle a ouverte pour se frayer un passage, est couverte en bois. » Les prairies visibles à l’horizon donnent à voir, pour leur part, des « montagnes », au sens cantalien du terme, qui désigne des zones pastorales d’altitude vouées à l’estive : sur le plateau à gauche, se trouvent les burons de la Bastide, et à droite, passée la petite dépression du ruisseau de la Bastide, la montagne et les burons de Trémoulet, qui contribuent à en faire la « ferme assez considérable » dont Delécluze a eu écho de la réputation.

- Jean-Baptiste Bouillet, Description historique et scientifique de la Haute-Auvergne, Paris, Baillière, 1834.
 
- Déribier du Chatelet Jean-Baptiste, Dictionnaire statistique du département du Cantal, Aurillac, veuve Picut, 1824.
 
- Déribier du Chatelet Jean-Baptiste (dir.), Dictionnaire statistique ou histoire, description et statistique du département du Cantal, Aurillac, veuve Picut, 1852-1857.
 
- Legrand d’Aussy, Voyage fait, en 1787 et 1788, dans la ci-devant Haute et Basse Auvergne, aujourd'hui départemens du Puy-de-Dôme, du Cantal et partie de celui de la Haute-Loire. T. 2, Paris, 1794.
 
- NEHLIG P., FREOUR G., HUGUET D., LEYRIT H., ROGER J., ROIG J.-Y., THIÉBLEMONT D. & VIDAL N. (1999). Histoire cénozoïque simplifiée du volcan du Cantal. Volcanisme, Sédimentation et Tectonique Cénozoïque Périalpins. Aurillac, BRGM, Documents du BRGM 291, 49-114.
 
- Vic-sur-Cère [canton], Inventaire topographique, Paris, ministère de la Culture,1984.